Volume 04 pages 424-425
du produit, il y a eu diminution de qualité, et il est dou
teux que le gouvernement arrive à en imposer tellement au
public avec des communiqués comme celui dont la presse
s’est fait dernièrement l’écho sur les bons effets de la « dé
gustation » de la nouvelle « eau-de-vie d’Etat ». Au lieu
d’une diminution de l’ivrognerie, ç’a été l’augmentation
du nombre des débits clandestins, celle des revenus qu’en
tire la police, l’ouverture de débits officiels à l’encontre de
la population qui demandait tout le contraire *, une recru
descence des cas d’ivresse sur la voie publique Et sur
tout, quelle gigantesque carrière nouvellement ouverte au
bon plaisir et à l’arbitraire, à la servilité et aux malversa
tions de la bureaucratie, que cette nouvelle entreprise de
la richissime administration du Trésor, que toute cette
armée de nouveaux fonctionnaires ! C’est une véritable in
vasion de sauterelles bureaucratiques arrivant par nuées
entières, flattant, intriguant, pillant, usant encore et encore
des océans d’encre et des montagnes de papier. Le projet
d’Orel n’est qu’une tentative pour revêtir de formes légales
le désir de piquer des morceaux plus ou moins gras dans
l’assiette au beurre du Trésor, désir qui s’empare de nos
provinces et menace fatalement le pays — vu l’omnipo
tence des bureaux et l’impossibilité où est l’opinion publi
que de faire entendre sa voix — d’une nouvelle recrudescence
* Par exemple, les journaux annonçaient dernièrement que, dans
la province d’Arkhangelsk, certains villages avaient, dès 1899, adopté
des résolutions contre l’ouverture chez eux de débits de boisson. Le
gouvernement, qui y introduit précisément le monopole à l’heure
actuelle, a répondu naturellement par un refus : sans doute par solli
citude pour la sobriété du peuple !
♦♦ Sans parler de la quantité d’argent que le monopole de l’Etat
a fait perdre aux sociétés paysannes. Jadis, elles prélevaient un droit
sur les tenanciers de débits. Le Trésor public leur a enlevé cette sour
ce de revenus, sans leur allouer en échange un copcck d’indemnité !
Dans son intéressant ouvrage Das hungernde Russland (Reiseeindiücke,
Beobachtungen und Untcrsuchungen. Von C. Lehmann und Parons.
Stuttgart. Dietz Verlag. 1900. (La Russie affamée, Impressions de
voyage, observations et recherches. Par C. Lehmann et Parvus. Stutt
gart, Dietz. 1900. N.R.) Parvus parle très justement à ce propos de
spoliation des caisses des communautés paysannes. Il dit que, d’après
les calculs du zemstvo de la province de Samara, les pertes de toutes
les communautés paysannes de la province, par suite de la mise en
vigueur du monopole des eaux-de-vje, se sont élevées en trois ans
(1895-1897) à 3 150 000 roubles I
de l’arbitraire et des malversations. Voici un tout petit
exemple : l’automne dernier, on a pu lire dans les journaux
un entrefilet sur « une histoire de constructions dans le
domaine du monopole des eaux-de-vie ». Il se construit à
Moscou trois entrepôts d’eau-de-vie destinés à alimenter
toute la province. Le ministère avait assigné pour ces tra
vaux 1 637 000 roubles. Or, « il a été reconnu nécessaire
d’assigner des crédits supplémentaires pour un montant de
deux millions et demi * » . Visiblement, les fonctionnaires
à qui avaient été confiés les biens de l’Etat ont raflé un peu
plus que 50 culottes et un peu de matériel de cordonnerie !
III. UNE STATISTIQUE OBJECTIVE
Notre gouvernement a coutume d’accuser ses adversaires
d’être de parti pris, et pas seulement les révolutionnaires,
mais aussi les libéraux. Vous est-il arrivé, par exemple,
de voir les appréciations de la presse officielle sur les orga
nes libéraux (légaux, naturellement) ? Le Messager des Fi
nances, organe du ministère des Finances, a parfois donné
des revues de la presse, et chaque fois que le fonctionnaire
chargé de cette rubrique parlait du jugement porté sur le
budget ou sur la famine, ou sur n’importe quel acte gouver
nemental par telle ou telle de nos grandes revues libérales,
il soulignait d’un ton indigné leur caractère « tendancieux »
et indiquait «objectivement», en contrepartie, non seu
lement les « points noirs », mais aussi les « aspects réconfor
tants ». Ce n’est là, évidemment, qu’un tout petit exemple,
mais il illustre l’attitude habituelle du gouvernement, sa
tendance générale à faire valoir son « objectivité ».
Tâchons de contenter ces juges sévères et impartiaux.
Essayons de faire appel à la statistique. Nous ne prendrons
pas, bien entendu, la statistique de tels ou tels faits de la
vie sociale : on sait que les faits sont enregistrés par des
gens partiaux et généralisés par des services parfois délibé
rément « tendancieux », comme les zemstvos. Non, nous
prendrons la statistique... des lois. Nous osons croire que
même le partisan le plus forcené du gouvernement hésitera
* Les italiques sont de l’auteur. Voir les Sankt-Pétcrbourgskié
Viédomosti., 1900, n° 239 du 1er septembre.