Volume 04 pages 418-419
se figurant à tort qu’on y donnait un concert. Les agents
ne le laissèrent pas entrer et lui crièrent : « Où vas-tu te
fourrer ? Qui es-tu ?» — « Un ouvrier ! » répondit bru
talement F. Réchetnikov hors de lui. Le résultat de cette
réponse, raconte Gleb Ouspenski, lut que Réchetnikov
passa la nuit au poste, d’où il sortit battu, sans son argent
et sans sa bague. « Je porte ces faits à la connaissance de
Votre Excellence, écrivit-il dans une requête au préfet de
police de Saint-Pétersbourg. Je ne réclame rien. J’ose seu
lement vous importuner pour vous demander que les commis
saires de police, les inspecteurs, leurs subordonnés et
leurs agents, ne battent pas le peuple... Ce peuple en verra
déjà suilisamment de toutes les couleurs.»142
Le modeste souhait dont, il y a si longtemps déjà, l’é
crivain russe se permettait d’importuner le préfet de police
de la capitale, est demeuré jusqu’à ce jour non exaucé, et
demeure inexauçable sous notre régime politique. Mais,
à notre époque, le regard de tout homme honnête que tour
mente le spectacle des actes de férocité et de violence est at
tiré par le nouveau et puissant mouvement populaire qui
est en train de rassembler ses forces pour balayer de la terre
russe toute espèce de cruauté et réaliser les meilleurs idéals
de l’humanité. Dans ces dernières dizaines d’années, la hai
ne contre la police a immensément grandi et s’est enracinée
dans les masses de simples gens. Le développement de la
vie urbaine, les progrès de l’industrie, la diffusion de l’ins
truction, tout cela a éveillé jusque dans les masses ignoran
tes le désir d’une vie meilleure et la conscience de la dignité
humaine, tandis que la police est restée tout aussi arbitrai
re et aussi féroce. A sa férocité sont venus s’ajouter un raf
finement accru des méthodes d’enquête et la persécution
d’un nouvel ennemi, le plus terrible qui soit : tout ce qui
apporte aux masses populaires une lueur de conscience de
leurs droits et la foi en leurs forces. Fécondée par cette cons
cience et par cette foi, la haine populaire trouvera une issue
non pas dans une vengeance sauvage, mais dans la lutte
pour la liberté.
IL A QUOI BON HATER LA MARCHE DU TEMPS ?
L’assemblée de la noblesse de la province d’Orel a adop
té un projet fort intéressant, et les débats qu’il a suscités
le sont encore davantage.
Voici de quoi il s’agit. Le maréchal de la noblesse de
la province, M. Stakhovitch, a proposé dans son rapport
de conclure avec le département des Finances un contrat
par lequel les nobles d’Orel recevraient des charges de re
ceveurs. L’introduction du monopole de la vodka oblige
à créer dans la province 40 postes de collecteurs de recettes
provenant des débits d’eau-de-vie de l’Etat. Le revenu de
la charge est de 2 180 roubles par an (900 roubles de traite
ment, 600 de frais de déplacement et 680 pour un garde
du corps). Pour les nobles, ces places seraient évidemment
bonnes à prendre, et il faudrait à cette fin constituer une
artol et conclure un contrat avec le Trésor public. Au lieu de
la caution exigée (3 000 à 5 000), on pratiquerait au début
des retenues de 300 roubles par an et par receveur, de façon
à composer un capital de la noblesse donnant à l’adminis
tration des boissons la garantie voulue.
Le projet, vous le voyez, se distingue par un incontes
table sens pratique et prouve que le premier ordre de notre
Etat possède un flair excellent quant aux possibilités de
puiser dans l’assiette au beurre. Mais c’est précisément ce
sens pratique qui a semblé à beaucoup de nobles propriétai
res fonciers excessif, inconvenant, indigne de leur rang.
Les débats ont été très vifs, et il en est ressorti très clairement
trois points de vue sur la question.
Le premier est le point de vue pratique. Il faut vivre, la
noblesse est dans le besoin... c’est quand même un gagne
pain... on ne peut tout de même pas refuser une assistance
aux nobles sans fortune ! D’ailleurs, les receveurs peuvent
aider à dégriser le peuple ! Le second point de vue est
celui des romantiques. Etre au service du département des
boissons, un cran à peine au-dessus des cabaretiers, sous
les ordres de simples chefs de dépôt, « qui sont souvent des
individus de basse extraction»! ? —tel était le prélude à
des discours enflammés sur la grande mission de la noblesse.
Nous voulons nous arrêter justement sur ces discours, mais
nous indiquerons d’abord le troisième point de vue, celui
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