Volume 04 pages 410-411
coups, sévices) qui sera attribuée à l’acte considéré, ni à
la catégorie et à l’espèce de châtiment qu’il entraînera ;
elle s’attache surtout à mettre intégralement en lumière
et à dévoiler publiquement tous les ressorts politiques et
sociaux du crime, ainsi que sa portée, afin de dégager du
jugement les leçons do morale sociale et de politique prati
que. La rue veut voir dans le tribunal non pas une « adminis
tration » dans laquelle des fonctionnaires appliquent à tel
ou tel cas particulier les articles correspondants du Code
pénal, mais une institution publique révélant les plaies du
régime et fournissant des matériaux pour le critiquer et,
par suite, pour le corriger. Sous l’impulsion de la pratique
de la vie sociale et des progrès de la conscience politique,
la rue arrive par intuition à cette vérité à laquelle accède
avec tant de peine et de timidité, à travers ses entra
ves scolastiques, la jurisprudence officielle de nos proles
seurs : à savoir que, pour combattre le crime, il est infini
ment plus important, non pas d’appliquer telles ou telles
peines, mais de changer les institutions sociales et politi
ques. C’est bien pourquoi les publicistes réactionnaires et
le gouvernement réactionnaire haïssent — et ne peuvent
d’ailleurs pas ne pas haïr—le tribunal de la rue. C’est pour
quoi toute l’histoire de la Russie depuis la réforme est
marquée comme d’un fil conducteur par une série de res
trictions apportées à la compétence des cours d’assises et
à la publicité des débats, le caractère réactionnaire de l’é
poque d’« après la réforme» se manifestant dès le lendemain
de l’entrée en vigueur de la loi de 186*4 qui remaniait
notre « appareil judiciaire »*. Précisément dans l’ail aire
en question, l’absence d’un «tribunal de la rue » s’est
fait vivement sentir. Qui aurait pu, au cours du juge
ment qui a eu lieu, s’intéresser au côté social de l’affaire et
* En polémisant dans la presse légale contre les réactionnaires,
les partisans libéraux de la cour d’assises nient souvent catégorique
ment sa portée politique, et s’efforcent do démontrer que ce n’est
nullement pour des raisons politiques qu’ils réclament la participa
tion au tribunal de représentants de la société. Cela peut venir en par
tie, sans doute, de l’inintelligence politique dont souffrent fréquem
ment les juristes, malgré leur spécialisation dans les sciences « politi
ques ». Mais cela s’explique surtout par la nécessité de s’exprimer
dans la langue d’Esope, par l’impossibilité do déclarer ouvertement
ses sympathies pour la Constitution.
s’efforcer de le mettre bien en relief ? Le procureur ? Un
fonctionnaire qui touche de très près à la police, qui partage
avec elle la responsabilité de la détention et du traitement
des détenus, qui est même dans certains cas le chef de police?
Nous avons vu le substitut aller jusqu’à abandonner à l’é
gard de Panov l’accusation de sévices. La partie civile,
si la femme do la victime, qui s’est présentée à la barre
comme témoin de Vozdoukhov, s’était portée partie civile
contre les meurtriers ? Mais comment une simple campa
gnarde saurait-elle qu’il peut y avoir une action civile en
matière criminelle ? Et si même elle l’avait su, aurait-elle
eu les moyens de prendre un avocat ? Et si même elle en
avait eu les moyens, se serait-il trouvé un avocat pour
pouvoir et vouloir attirer l’attention publique sur l’état de
lait dévoilé par ce meurtre ? Et si enfin cet avocat s’était
trouvé, des « délégués » de la société comme les représen
tants des états auraient-ils été en mesure d’entretenir en
lui l’« ardeur civique » ? Voyez ce bailli de canton — je
pense à uir tribunal de province,—tout honteux de son
costume villageois, ne sachant où fourrer ses bottes grais
sées et scs mains de paysan, jetant des regards effarés sur
Son Excellence le président de la Cour, assis à la même table
que lui. Voyez le maire de la ville, marchand pansu, respi
rant difficilement dans un uniforme inaccoutumé, la chaîne
au cou, s’efforçant d’imiter son voisin, le maréchal de la
noblesse, un seigneur portant l’uniforme de son rang, à l’é
légance raffinée, aux manières aristocratiques. Et. à côté
d’eux, des juges qui ont connu une longue et fastidieuse
carrière de fonctionnaires, serviteurs blanchis sous le har
nais, hautement conscients de l’importance de la tâche qui
leur incombe : juger des représentants du pouvoir, que le
tribunal de la rue n’est pas digne de juger. Pareil tableau
n’aurait-il pas ôté l’envie de parler au plus éloquent avocat,
ne lui aurait-il pas rappelé le vieil aphorisme : « Ne jetez
pas des perles aux ... » ?
Résultat : l’affaire a été expédiée en quatrième vitesse,
comme si l’on avait voulu s’en débarrasser au plus vite ♦,
* Quant à sc hâter de porter l’affaire devant le tribunal, per
sonne n’y a pensé le moins du monde. Malgré la simplicité et la clarté
remarquable des faits, l’événement du 20 avril 1899 ne fut jugé que
le 23 janvier 1901. Jugement rapide, équitable et miséricordieux !