Volume 04 pages 408-409
s’agit de simples voies de fait. Tout s’arrange à la satis
faction générale, et M. Panov reste dans les rangs des gar
diens de l’ordre et des bonnes mœurs* ...
Nous venons d’aborder la question de la participation
au jugement de représentants de la société et du rôle de l’o
pinion publique. Cette question est excellemment illus
trée par 1 ’allaire en cause. Et avant tout : pourquoi n’a
t-elle pas été jugée en cour d’assises, mais par le tribunal
des juges de la Couronne assistés de représentants des états?
Parce que le gouvernement d’Alexandre III, en lutte achar
née contre toutes les aspirations de la société à la liberté
et à l’indépendance, a très vite considéré la cour d’assises
comme dangereuse. La presse réactionnaire l’a baptisée
« le tribunal de la rue » et a déclenché contre elle une vio
lente campagne, qui, soit dit en passant, dure encore. Le
gouvernement a adopté un programme réactionnaire : ayant
* Au lieu de démasquer les scandales dans toute leur ampleur
devant la justice et la société, on préfère, chez nous, étouffer les affai
res et s’en tirer par des circulaires et des ordres pleins de phrases so
nores, mais creuses. Ainsi, le directeur de la police d’Orel a publié
ces jours derniers, en confirmation de dispositions antérieures, un ordre
invitant les commissaires, en personne ou par l’intermédiaire de leurs
adjoints, à intimer sévèrement aux agents subalternes l’interdiction
de se livrer à une grossièreté ou violence quand ils arrêtent des
ivrognes sur la voie publique et les conduisent au poste pour dégrise
ment ; on doit expliquer aux agents qu’il entre dans les fonctions de
la police de protéger les ivrognes, qui ne peuvent pas, sans danger évi
dent pour eux, être abandonnés à eux-mêmes ; aussi, étant de par la
loi les premiers défenseurs et protecteurs de la population, doivent
ils, quand ils arrêtent et conduisent au poste un ivrogne, non seule
ment s’abstenir de tout traitement grossier et inhumain à son égard,
mais au contraire prendre toutes les mesures en leur pouvoir pour
protéger les personnes conduites par eux au poste jusqu’au moment
où elles seront dégrisées. Los agents subalternes sont avertis que seule
cette façon consciente et légale d’accomplir leur service peut leur
assurer la confiance et le respect de la population, tandis que tout
acte d’arbitraire et de cruauté à l’égard d’un ivrogne, toutes voies
de fait incompatibles avec le devoir d’un fonctionnaire de la police,
tenu de servir d’exemple de l’honnêteté et des bonnes mœurs, entraî
neront fatalement le châtiment sévère de la loi et la traduction sans
la moindre indulgence devant les tribunaux. Beau projet d’illustra
tion pour une revue satirique : l’inspecteur de police acquitté du chef
d’assassinat donnant lecture de l’ordre spécifiant qu’il doit servir
d’exemple de l’honnêteté et des bonnes mœurs !
vaincu le mouvement révolutionnaire dos année» 70, il n
déclaré sans vergogne aux représentants de In société qu'il
les considérait comme « la rue », comme la vile populace,
laquelle n’a pas à s’immiscer dans la législation ni
dans l’administration de l’Etat et doit être chassée du hiuic
tuaire où les habitants de la Russie sont jugés et châtiés
selon la méthode de MM. Panov et Clc. En 1887 lut promu!
guée une loi selon laquelle los affaires concernant les crimes
commis par des fonctionnaires ou contre des fonctionnaires
sont soustraites à la compétence des cours d’assises et défé
rées au tribunal des juges de la Couronne assistés de re
présentants des états. Comme on lésait, ces derniers, inté
grés dans le même collège que les juges fonctionnaires, ne
sont que des figurants muets et jouent le triste rôle de té
moins entérinant toutes les décisions qu’il plaît de prendre
aux fonctionnaires du ministère de la Justice. C’est une de
ces lois dont le long cortège traverse toute l’époque réaction
naire moderne de l’histoire russe et qui s’inspirent toutes de
cette seule préoccupation : le rétablissement d’un « pou
voir fort ». Par la lorce des choses, le pouvoir a été con
traint, dans la seconde moitié du XIXe siècle, d’entrer en
contact avec la « rue », mais la composition de cette rue
s’est modifiée avec une rapidité étonnante : un public igno
rant a été remplacé par des citoyens qui commencent à
connaître leurs droits, qui sont capables même de fournir
des champions pour les faire valoir. L’ayant senti, le pouvoir
a fait avec efIroi un bond en arrière et déploie maintenant
des efforts convulsifs pour s’entourer d’une muraille de
Chine, se murer dans une forteresse inaccessible à toute ma
nifestation d’initiative publique ... Mais je me suis un peu
écarté de mon sujet.
Ainsi, par suite d’une loi réactionnaire, la rue a été
écartée des tribunaux qui jugent les représentants du pou
voir. Les fonctionnaires ont été jugés par des fonctionnai
res. Cela s’est reflété non seulement dans la sentence, mais
dans tout le caractère de l’enquête préalable et de l’instruc
tion judiciaire. Ce qui fait la valeur du jugement do la
rue, c’est qu’il apporte un souffle do vio dans cet esprit do
formalisme bureaucratique dont nos administrations sont
imprégnées de part en part. La rue no s’intéresse pas seule
ment, et même pas tant, à la qualification (voies do tait.