Volume 04 pages 404-405
crochet de la porte, se coupe un peu la main, se figure que
c’est Vozdoukhov qui retient le sabre et se jette sur lui à
bras raccourcis en criant qu’on l’a blessé. Il tape à toute
volée au visage, à la poitrine, dans les côtes, il frappe si
fort que Vozdoukhov tombe plusieurs fois à la renverse,
donne de la tête contre le plancher et demande grâce. « Pour
quoi me battez-vous?» disait-il, selon la déposition d’un
témoin qui était alors dans la chambre d’arrêt (Sémakhi
ne), je n’ai rien lait. Grâce, pour l’amour de Dieu ! »
D’après le même témoin, ce n’était pas Vozdoukhov qui était
ivre, mais bien plutôt Chélémétiev. Les camarades de ce
dernier, Choulpine et Chibaïev, qui n’avaient cessé de boi
re au poste de police depuis le jour de Pâques (le 20 avril était
un mardi, le troisième jour après la lête), apprennent que
Chélémétiev « administre une leçon » à Vozdoukhov
(l’expression figure dans l’acte d’accusation !). Ils pénè
trent dans le corps de garde en compagnie d’Olkhovine venu
d’un autre commissariat, frappent Vozdoukhov à coups de
poing, le jettent à terre et le piétinent. L’inspecteur
Panov arrive aussi, le frappe à la tête avec un livre et le
bat à coups de poing. « On l’a tant battu, tant battu,
a dit une lemme détenue, que j’en ai eu les tripes toutes
retournées .»La «leçon» une lois donnée, 1 ’ inspecteur ordonne
avec le plus parfait sang-froid à Chibaïev de laver le sang
sur le visage de la victime,—c’est quand même plus convena
ble, on ne sait jamais, si les chefs venaient à le voir ! —
et de la fourrer dans la chambre d’arrêt. « Dites, les frères !
s’adresse Vozdoukhov aux autres détenus, vous voyez dans
quel état la police m’a mis ? Soyez témoins, je porterai
plainte ! » Mais il n’cu eut pas l’occasion : le lendemain
matin, on le trouve absolument sans connaissance et on
l’envoie à l’hôpital, où il meurt huit heures après sans
avoir recouvré l’usage de ses sens. L’autopsie a décelé chez
lui dix côtes enfoncées, des ecchymoses sur tout le corps
et un épanchement de sang au cerveau.
La Chambre a condamné Chélémétiev, Choulpine et
Chibaïev à 4 ans de travaux forcés, Olkhovine et Panov à
un mois de prison, comme coupables seulement de « voies
de fait » ...
C’est par cette sentence que nous commencerons notre
analyse. Les condamnés aux travaux forcés étaient pour-
suivis en vertu des art. 346 et 1490 (2e partie) du Code pénal.
Le premier de ces articles porte que le lonctionnaire qui
se sera rendu coupable de coups et blessures dans l’exercice
de ses (onctions sera passible de la peine maximum « pré
vue pour ce crime ». Et l’article 1490 (2e partie) punit les
mauvais traitements ayant entraîné la mort de 8 à 10 ans
de travaux forcés. Au lieu de maximum, le tribunal des
représentants des états et des juges de la Couronne a abaissé
la peine de deux degrés (6° degré, 8 à 10 ans de travaux
forcés ; 7° degré, 4 à 6 ans), ce qui est la plus grande indul
gence permise par la loi en cas de circonstances atténuantes ;
et en outre il a choisi, dans ce degré inlérieur, la peine mi
nimum,. En un mot, le tribunal a lait tout ce qu’il a pu pour
adoucir le sort des accusés, et même plus qu’il ne pouvait,
puisqu’il a tourné la loi « sur la peine maximum ». Nous ne
voulons nullement affirmer, il va de soi, que la « suprême
équité » exigeait précisément dix ans, et non quatre, de
travaux forcés ; l’essentiel, c’est qu’on a reconnu les
assassins comme tels et qu’on les a condamnés aux travaux
forcés. Mais on est obligé de remarquer une tendance très
caractéristique des juges de la Couronne et des représen
tants des états : quand ils jugent des policiers, ils sont prêts
à toutes les indulgences; quand ils jugent des délits contre
la police, ils font preuve, comme on le sait, d’une inflexible
sévérité*.
♦ Voici, à ce sujet, un autre fait qui permet de juger de la gra
vité des peines infligées par nos tribunaux pour tel ou tel crime. Quel
ques jours après le jugement des assassins de Vozdoukhov, le Tribu
nal militaire de la région de Moscou a jugé un soldat servant dans une
brigade d’artillerie des environs qui, étant en sentinelle devant le
magasin, y avait volé 50 culottes et du matériel de cordonnerie. Sen
tence : 4 ans de travaux forcés. La vie d’un homme confié à la police
vaut exactement autant que 50 culottes et un peu de matériel de
cordonnerie confiés a une sentinelle. Dans cette « équation » originale
se reflète, comme le soleil dans une goutte d’eau, tout le régime de
notre Etat policier. L’individu contre le pouvoir n’est rien. La dis
cipline à l’intérieur du pouvoir est tout ... pardon ! « tout » pour le
menu fretin seulement. Le petit voleur va au bagne, le gros, tous ces
gens de la haute, ministres, directeurs de banques, constructeurs de
voies ferrées, ingénieurs, entrepreneurs, etc., qui raflent des dizaines
et des centaines de milliers de deniers publics, s’en tirent, dans le plus
rare et le pire des cas, avec un bannissement dans les provinces éloi-