Volume 04 pages 354-355
plus violentes fusaient sans fin. Et nous décidons : impos
sible d’en rester là ! Nous ne voulons pas travailler ensem
ble dans de telles conditions, nous ne le ferons pas, nous ne
le pouvons pas ! Adieu, revue ! Nous abandonnons tout,
nous rentrons en Russie et là nous repartirons sur de nou
velles bases, en nous bornant au journal. Le rôle de pion
entre les mains de cet homme ne nous sourit pas ; les rapports
amicaux, il ne les tolère pas, il ne les comprend pas. Nous
charger nous-mêmes de la rédaction, nous ne pouvons nous
y résoudre ; et puis, aujourd’hui, cc serait purement et
simplement odieux, nous aurions exactement l’air d’avoir
recherché seulement des places de rédacteurs, d’être des
Streber, des arrivistes, d’être animés, nous aussi, de la même
vanité, mais d’un calibre inférieur... Il est dillicile de dé
crire avec précision notre état d’esprit au cours de cette soi
rée, tant il était complexe, pénible, trouble ! C’était un
véritable drame, une rupture définitive avec ce sur quoi
nous avions jalousement veillé durant do longues années
comme sur un cnlant chéri, comme le but de toute notre vie.
Et tout cela, parce que nous étions jusque-là amoureux do
Plékhanov : sans cette passion, si nous l’avions considéré
avec plus de sang-froid, avec une humeur plus égale, avec
un peu plus de recul, nous nous serions conduits autrement
avec lui et nous n’aurions pas subi un effondrement au
sens littéral du mot, une telle « douche morale », selon la
très juste expression d’Arséniev. La leçon était très dure,
dure et blessante jusqu’au dépit. De jeunes camarades «fai
saient la cour » à un aîné, mus par un amour immense
envers lui, et il apportait tout à coup dans cet amour une
atmosphère d’intrigue, il leur donnait le sentiment de n’être
pas des frères cadets, mais des jobards qu’on mène par le
bout du nez, des pions qu’on peut déplacer à son gré, ou
bien même de maladroits Streber qu’il convient d’intimi
der un bon coup en leur tapant sur les doigts. Et cette jeu
nesse amoureuse reçoit de l’objet de son amour un amer
enseignement: il faut considérer tout homme « sans senti
mentalité», en dissimulant à tout hasard une pierre dans
son sein. Voilà les paroles amères que nous répétions sans
fin ce soir-là. La soudaineté de l’effondrement entraînait
naturellement aussi bien des exagérations, mais au fond
ces paroles amères étaient vraies. Aveuglés par notre pas-
sion nous nous étions conduits en somme comme des es
claves ; or, être esclave est une chose indigne, et la blessure
que nous en ressentions était centuplée du fait que c’était
« lui », personnellement, qui nous avait ouvert les yeux
à nos dépens...
Nous allâmes enfin nous coucher, regagnant nos cham
bres, avec la lerme décision d’exprimer dès le lendemain
à Plékhanov notre indignation, de renoncer à la revue et
de partir en gardant seulement le journal, quittes à pu
blier en brochures les matériaux de la revue : la cause n’en
soullrirait pas, et nous serions dispensés d’avoir des rela
tions étroites avec « cet homme ».
Le lendemain, je m’éveille plus tôt que de coutume,
réveillé par un bruit de pas dans l’escalier et la voix d’Axel
rod, qui frappe a la porte d’Arséniev. J’entends Arséniev
répondre et ouvrir sa porte, je l’entends et je me demande
en moi-même : Arséniev aura-t-il le courage de tout lui
dire d’emblée ? Pourtant, ce serait mieux de le dire d’un
seul coup, il faut tout lâcher en bloc, sans faire traîner les
choses en longueur. M’étant débarbouillé et habillé, j’entre
chez Arséniev, qui est en train do faire sa toilette. Axelrod
est assis dans un fauteuil, les traits un peu tendus. «Voilà,
me dit Arséniev, j’ai dit à Axelrod noire décision de rentrer
en Russie, notre conviction qu’il est impossible de travail
ler de cette façon.» J’acquiesce sans réserve, évidemment,
et soutiens Arséniev. Nous racontons tout à Axelrod,
sans nous gêner, et cela au point qu’Arséniev dit même que
nous soupçonnons Plékhanov de nous prendre pour des
Streber. Dans l’ensemble, Axelrod sympathise à moitié avec
nous, hochant amèrement la tête et montrant une mine
défaite, une confusion et un trouble extrêmes, mais à ce
mot, il proteste énergiquement et crie que cela du moins
est faux, que Plékhanov a divers défauts, mais pas celui-là,
que pour Je coup ce n’est pas lui qui est injuste envers nous,
mais nous envers lui, que jusque-là il était prêt à dire à Plé
khanov : « Tu vois ce que tu as lait, débrouille-toi toi-même,
je m’en lave les mains », mais que maintenant il hésite,
parce qu’il voit chez nous aussi do l’injustice. Ses assuran
ces firent naturellement peu d’impression sur nous, et le
pauvre Axelrod eut bien piteuse mine en constatant notre
ferme décision.
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