Volume 04 pages 356-357
Nous sortîmes ensemble et allâmes prévenir V. Zassou
litch. Il fallait s’attendre à ce qu’elle accueillît la nouvelle
de la « rupture » (car on allait tout droit vers une rupture)
avec une peine extrême. Je crains même, avait dit Arséniev
la veille, je crains très sérieusement qu’elle ne mette lin
à ses jours...
Je n’oublierai jamais les dispositions dans lesquelles
nous sortîmes tous trois : « on dirait que nous suivons
un enterrement », pensai-je à part moi. En effet, nous
marchions comme à un enterrement, silencieux, les yeux
baissés, abattus au dernier degré par la stupidité, le saugre
nu, l’absurdité de la perte- que nous venions de subir.
Une malédiction, en vérité ! Tout allait pour le mieux,
après de si longs déboires, après tant d’échecs, et voilà
qu’un ouragan était survenu pour taire tout crouler, une
fois de plus. J’avais tout bonnement peine à le croire (exacte
ment comme on se refuse à en croire ses esprits quand on
est sous l’impression récente de la mort d'un être cher):
est-ce bien moi, ardent admirateur de Plékhanov, qui parle
maintenant de lui avec tant de haine et qui vais, les lèvres
serrées et une froideur diabolique dans l’âme, lui dire des
paroles froides et cassantes, lui annoncer ou à peu près la
«rupture des relations» ? Est-ce bien la réalité et non un
mauvais rêve ?
Cette impression ne s’atténua pas durant notre entre
tien avec Zassoulitch. Celle-ci ne manifesta pas une émotion
trop violente, mais on la voyait terriblement abattue, elle
nous priait, nous suppliait presque de renoncer malgré tout
à notre dessein, d’essayer : peut-être n’était-ce pas si ter
rible, à l’expérience les choses se tasseraient, on remarquerait
moins les traits rebutants de son caractère... 11 était extrê
mement pénible d’écouter ces prières sincères d’une person
ne faible devant Plékhanov, mais absolument sincère et
passionnément dévouée à la cause, d’une personne qui por
tait avec un «héroïsme d’esclave» (le mot est d’Arséniev)
le joug de plékhanovisme. C’était si pénible que, par instants,
je crus vraiment que j’allais fondre en larmes... Lorsqu’on
suit un corbillard, c’est quand on commence à prononcer
des paroles de condoléance, de désespoir, qu’on risque le
plus de fondre en larmes...
Nous avons quitté Axelrod et Zassoulitch. Nous sommes
partis, nous avons dîné et expédié en Allemagne des let
tres disant que nous arrivions, qu’il fallait arrêter la machine,
nous avons même expédié à ce sujet un télégramme {avant
même l’entretien avec Plékhanov !!), et ni l’un ni l’autre
de nous n’eut le moinre doute sur la nécessité de ce que nous
faisions.
Après dîner, nous retournons à l’heure dite chez Axel
rod et chez Zassoulitch, chez qui devait déjà se trouver
Plékhanov. Tous trois sortent à notre rencontre. Nous nous
saluons sans mot dire. Plékhanov s’elforce de parler d’autre
chose (nous avions prié Axelrod et Zassoulitch de le préve
nir, de sorte qu’il savait tout), nous rentrons dans la cham
bre et prenons place. Arséniev commence à dire, avec retenue,
sèchement et brièvement, que nous désespérons de taire
quelque chose dans des conditions comme celles qui se sont
instituées hier, que nous avons résolu de partir pour la
Russie conférer avec les camarades, car nous ne prenons
plus sur nous de décider, qu’il faut renoncer pour le moment
à la revue. Plékhanov est très calme, réservé, visiblement
et entièrement maître de lui ; pas trace chez lui de la ner
vosité d’Axelrod ou de Zassoulitch (il en a vu d’autres !
pensons-nous avec irritation on le regardant 1). Il veut
savoir de quoi il s’agit exactement. « Nous sommes dans
une atmosphère d’ultimatums», dit Arséniev, qui dévelop
pe un peu cette idée. «Que redoutiez-vous donc? demande
Plékhanov en prenant l’olfensive. Que, le premier numéro
passé, je fasse grève pour le second? » Il croyait que nous
n’oserions pas dire oui. Mais je réponds, moi aussi, avec
calme et sang-froid : « Quelle différence y a-t-il avec ce
qu’a dit Arséniev ? C’est justement ce qu’il a dit. » Plékha
nov est visiblement un peu choqué. Il no s’attendait pas
à ce ton, à cette sécheresse et cette franchise dans l’accusa
tion : « Eh bien, vous avez résolu de partir, à quoi bon
discuter, dit-il, je n’ai plus rien à dire, ma situation est
assez bizarre : vous avez des impressions, toujours des im
pressions, et rien de plus, vous emportez l’impression que
je suis un méchant homme. Qu’y puis-je ?» — Notre tort
est peut-être, dis-je, pour détourner la conversation de ce
sujet « impossible », de nous être trop avancés sans avoir
posé de jalons. — « Non, pour parler franchement, répond
Plékhanov, votre tort est d’avoir attaché une importance