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plus violentes fusaient sans fin. Et nous décidons : impos
sible d’en rester là ! Nous ne voulons pas travailler ensem
ble dans de telles conditions, nous ne le ferons pas, nous ne
le pouvons pas ! Adieu, revue ! Nous abandonnons tout,
nous rentrons en Russie et là nous repartirons sur de nou
velles bases, en nous bornant au journal. Le rôle de pion
entre les mains de cet homme ne nous sourit pas ; les rapports
amicaux, il ne les tolère pas, il ne les comprend pas. Nous
charger nous-mêmes de la rédaction, nous ne pouvons nous
y résoudre ; et puis, aujourd’hui, cc serait purement et
simplement odieux, nous aurions exactement l’air d’avoir
recherché seulement des places de rédacteurs, d’être des
Streber, des arrivistes, d’être animés, nous aussi, de la même
vanité, mais d’un calibre inférieur... Il est dillicile de dé
crire avec précision notre état d’esprit au cours de cette soi
rée, tant il était complexe, pénible, trouble ! C’était un
véritable drame, une rupture définitive avec ce sur quoi
nous avions jalousement veillé durant do longues années
comme sur un cnlant chéri, comme le but de toute notre vie.
Et tout cela, parce que nous étions jusque-là amoureux do
Plékhanov : sans cette passion, si nous l’avions considéré
avec plus de sang-froid, avec une humeur plus égale, avec
un peu plus de recul, nous nous serions conduits autrement
avec lui et nous n’aurions pas subi un effondrement au
sens littéral du mot, une telle « douche morale », selon la
très juste expression d’Arséniev. La leçon était très dure,
dure et blessante jusqu’au dépit. De jeunes camarades «fai
saient la cour » à un aîné, mus par un amour immense
envers lui, et il apportait tout à coup dans cet amour une
atmosphère d’intrigue, il leur donnait le sentiment de n’être
pas des frères cadets, mais des jobards qu’on mène par le
bout du nez, des pions qu’on peut déplacer à son gré, ou
bien même de maladroits Streber qu’il convient d’intimi
der un bon coup en leur tapant sur les doigts. Et cette jeu
nesse amoureuse reçoit de l’objet de son amour un amer
enseignement: il faut considérer tout homme « sans senti
mentalité», en dissimulant à tout hasard une pierre dans
son sein. Voilà les paroles amères que nous répétions sans
fin ce soir-là. La soudaineté de l’effondrement entraînait
naturellement aussi bien des exagérations, mais au fond
ces paroles amères étaient vraies. Aveuglés par notre pas-