Volume 04 pages 350-351
losophie. Je ne connais pas cette personne; on sait qu’elle
nourrit une dévotion aveugle pour Plékhanov) un article
sur un sujet philosophique. Je lui conseillerai, dit Plékha
nov, de commencer par une remarque contre Kautsky : un
drôle de personnage, ma loi, qui déjà fait ligure de « criti
que », qui laisse passer dans la Neue Zeit12Q des articles
philosophiques des « critiques » et ne laisse pas le champ
libre aux « marxistes » (entendez: à Plékhanov). A l’annon
ce de ce projet d’attaque violente contreKautsky (que nous
avions déjà invité à collaborer à la revue), Arséniev s’émut
et s’éleva vivement contre cette entreprise, la jugeant in
tempestive. L’autre se gonfle de colère, je me joins à Ar
séniev. Axelrod et Zassoulitch se taisent. Une demi-heure
après, Plékhanov nous quitte (nous étions allés l’accompa
gner au bateau) . les derniers instants, il était resté assis
en silence, plus sombre qu’une nuée d’orage. Lui parti,
nous nous sentîmes tous plus à l’aise et la conversation
reprit « à la bonne franquette ». Le lendemain dimanche
(c’est aujourd’hui le dimanche 2 septembre : il y a donc
seulement une semaine !!! J’ai l’impression que cela date
d’il y a un an. Comme tout cela est déjà loin !), la réunion
est convoquée non plus chez nous, dans notre villa, mais
chez Plékhanov. Nous y arrivons, Arséniev d’abord, moi
ensuite. Plékhanov envoie Axelrod et Zassoulitch dire à
Arséniev qu’il se refuse à être corédacteur, et qu’il veut
être simple collaborateur : Axelrod se retire ; Zassoulitch,
toute troublée, très mal à l’aise, murmure à Arséniev:
« Georges est mécontent, il ne veut pas »... J’entre. Plékha
nov m’ouvre et me tend la main avec un sourire un peu
bizarre, puis disparaît. Je pénètre dans une pièce où se
tiennent Zassoulitch et Arséniev, avec de drôles de mines.
— Eh bien, messieurs, dis-je. Plékhanov entre et nous in
vite à passer dans sa chambre. Là, il déclare qu’il préfère
être collaborateur, simple collaborateur, car autrement ce
seront des heurts continuels, qu’il considère visiblement
les choses autrement que nous, qu’il comprend et respecte
notre point do vue, celui du Parti, mais qu’il ne peut pas
l’adopter. Que nous soyons rédacteurs et lui collaborateur.
Nous restons ahuris, littéralement ahuris, et nous commen
çons à nous récuser. « Mais si nous sommes ensemble, dit
Plékhanov, comment voterons-nous ? combien y aura-t-il
de voix ? — Six. — Ce n’est pas pratique. — Eh bien !
intervient Zassoulitch, que Plékhanov ait deux voix, autre
ment il sera toujours seul : deux voix sur les questions de
tactique. » Nous acceptons. Alors Plékhanov prend en
mains les rênes du pouvoir et se met, jouant le rédacteur
en chef, à répartir les rubriques et les articles entre les assis
tants, sur un ton ne soutirant pas de réplique. Nous restons
tous là consternés, acceptant passivement toutes choses,
incapables encore de digérer ce qui nous arrive. Nous sen
tons que nous sommes joués, que nos remarques deviennent
de plus en plus timides, que Plékhanov les « écarte » (il
ne les réfute pas, il les écarte) avec toujours moins d’effort
et de plus en plus négligemment, que le « nouveau système »
équivaut entièrement de lacto à la domination absolue de
Plékhanov et que celui-ci, le comprenant fort bien, ne se
gêne pas pour tenir la bride haute et ne prend pas des gants
avec nous. Nous avions conscience d’être définitivement
joués et battus à plate couture, mais nous ne réalisions pas
encore complètement notre situation. En revanche, dès que
nous restâmes seuls, descendus du bateau et nous dirigeant
vers notre villa, nous éclatâmes tous les deux et nous ré
pandîmes en tirades furieuses et pleines de colère contre
Plékhanov.
Mais avant d’exposer le contenu de ces tirades et le
résultat auquel elles ont conduit, je ferai une petite digres
sion et reviendrai on arrière. Pourquoi étions-nous si indi
gnés à l’idée d’une domination sans partage de Plékhanov
(indépendamment de la forme de cette domination )? Aupa
ravant, nous avions toujours pensé que nous serions les
rédacteurs, et eux do très proches collaborateurs. C’est ce
que j’avais proposé d’établir formellement dès le début
(encore en Russie) ; Arséniev ne voulait pas recourir à une
décision formelle et préférait agir «à l’amiable» (ce qui,
disait-il, reviendrait au même). Je consentis. Mais nous
étions tous deux d’accord pour estimer que c’était à nous
d’être les rédacteurs, parce que les « vieux » étaient into
lérants à 1 excès, et aussi parce qu’ils ne pourraient pas
s’acquitter convenablement de ce lourd et ingrat travail
de rédaction : seules ces considérations étaient décisives
pour nous ; quant à leur laisser la direction idéologique, nous
en convenions volontiers. Mes entretiens de Genève avec