Volume 04 pages 308-309
continuer tranquillement leur travail sans trop s’exposer
aux chicanes et aux injustices patronales. Et puis, pour
trancher des dillérends entre patrons et ouvriers, il iaut bien
connaître, par sa propre expérience, la vie en usine. Le
juge ionctionnaire jette un coup d’œil sur le livret de tra
vail de l’ouvrier, lit le règlement, et ne veut rien entendre
de plus : le règlement a été violé, dit-il, tant pis pour toi,
tu en répondras, le reste ne me regarde pas. Tandis que les
juges élus parmi les patrons et les ouvriers ne regardent pas
seulement les paperasses, mais aussi la laçon dont les choses
se passent en réalité. Car parlois la règle reste la règle sur
le papier, alors que dans la pratique il en va tout autre
ment. Même s’il le voulait, et quand bien môme il examine
rait l’allaire avec toute l’attention voulue, le juge fonction
naire ne peut souvent pas comprendre de quoi il retourne,
car il ignore les us et coutumes, il ne sait pas comment
s’établit un tarif de salaires, il ignore par quels procédés les
contremaîtres briment souvent l’ouvrier sans violer les
règlements et les tarifs (on allecte, par exemple, l’ouvrier
à un autre travail, on lui fournit d’autres matières premiè
res que celles prévues, etc.). Les juges élus, qui travail
lent eux-mêmes ou qui gèrent eux-mêmes les affaires de la
fabrique, se retrouvent d’emblée dans toutes ces questions ;
ils comprennent aisément ce que désire au fond l’ouvrier ;
ils ne se soucient pas seulement de l’observation du règle
ment, mais cherchent à faire en sorte qu’on ne puisse pas
brimer l’ouvrier en tournant le règlement, et qu’il ne puisse
y avoir aucun prétexte à supercherie et à arbitraire. Ainsi,
les journaux ont annoncé dernièrement que des ouvriers
chapeliers avaient failli être condamnés pour vol à la suite
d’une plainte déposée par le patron : ils avaient utilisé
des chutes de bonnets de fourrure. Heureusement qu’il
se soit trouvé d’honnêtes avocats pour recueillir des rensei
gnements, pour prouver que c’était la coutume dans ce
corps de métier et que, loin d’être des voleurs, les ou
vriers n’avaient même contrevenu à aucun règlement. Mais
un ouvrier ordinaire, un simple ouvrier, qui touche un sa
laire dérisoire, ne pourra presque jamais se payer un bon
avocat, et c’est pourquoi, comme le savent tous les ou
vriers, les juges fonctionnaires prononcent bien souvent,
dans les allaites concernant les ouvriers, les sentences les
plus sévères, les plus absurdement sévères. On ne saurait
jamais entendre des juges fonctionnaires une justice abso
lue : nous avons déjà dit que ces juges appartiennent à la
classe bourgeoise et qu’ils sont disposés par avance à croire
tout ce que dit le patron et à ne pas taire confiance à l’ou
vrier. Le juge consulte le code : contrat d’embauchage indi
viduel (une personne s’engage, moyennant salaire, à taire
telle chose pour une autre ou à la servir). Qu’il s’agisse
d’un ingénieur, d’un médecin, d’un directeur d’usine
qui s’embauche chez un fabricant, ou bien d’un manœuvre,
peu importe au juge ; il pense (à cause de son âme paperas
sière et de sa stupidité bourgeoise) que le manœuvre doit
connaître ses droits et savoir taire établir les stipulations
du contrat tout aussi bien que le directeur, le médecin et
l’ingénieur. Alors que les conseils de prud’hommes com
prennent des juges (une moitié) élus par les ouvriers, qui
savent tort bien qu’un ouvrier novice ou un jeune ouvrier
se sent souvent dans l’usine ou au bureau comme au tond
d’un bois et est loin de penser qu’il conclut un « contrat
libre » et qu’il peut y « taire stipuler » toutes les clauses
qui lui paraissent souhaitables. Prenons, à titre d’exem
ple, le cas suivant : un ouvrier veut se plaindre d’une
mise au rebut injustifiée de son travail ou d’une amende
imméritée. Inutile de songer à s’en plaindre au juge fonc
tionnaire ou à l’inspecteur de fabrique également fonction
naire. Un fonctionnaire s’en tiendra à la règle : la loi con
fère au patron le droit d’infliger des amendes aux ouvriers
et de mettre au rebut un travail mal exécuté, et
c’est, donc, au patron à décider si le travail est mal
fait et si l’ouvrier a commis une faute. Voilà pourquoi
les ouvriers adressent si rarement aux tribunaux des plain
tes de ce genre : ils supportent les abus, les tolèrent, et
finissent par se mettre en grève lorsqu’ils sont à bout de
patience. Mais s’il y avait parmi les juges des représentants
mandatés par les ouvriers, ces derniers auraient infiniment
moins de peine à taire triompher la justice et à trouver pro
tection dans ces affaires comme dans les plus petites contes
tations et injustices qui se produisent à l’usine. Car il taut
être un magistrat cossu pour s’imaginer qu’il ne vaut
pas la peine de s’arrêter à ces menus détails (par exem
ple, de l’eau bouillante pour le thé, ou l’obligation de