Volume 04 pages 178-179
peler une forme du mouvement ouvrier, créera l’organisation ou les
organisations les plus conformes aux conditions russes. A l’heure ac
tuelle, on peut affirmer en toute certitude que le mouvement ouvrier
russe se trouve encore dans un état amiboïde* et n’a créé aucune for
me. Le mouvement gréviste, qui existe qùclle que soit la forme
d’organisation, ne peut encore être considéré comme une forme cristal
lisée du mouvement russe ; quant aux organisations illégales, elles
ne méritent pas d’attention, ne serait-ce que du point de vue purement
quantitatif (pour ne rien dire de leur utilité dans les conditions actuel
les).
Telle est la situation. Si l’on ajoute à cela les famines et la ruine
des campagnes, qui favorisent le Streikbrecherisme**, et il devient par
conséquent encore plus difficile d’élever la culture des masses ouvrières
à un niveau plus acceptable, alors ... que reste-t-il à faire à un mar
xiste russe? ! Les propos sur la création d’un parti politique ouvrier
indépendant ne sont que l’effet de la transplantation sur notre sol
d’objectifs étrangers, de résultats étrangers. Le marxiste russe fait jus
qu’à présent triste figure. Scs buts pratiques sont actuellement dériso
ires; ses connaissances théoriques, pour autant qu’il les utilise non com
me un instrument de recherche, mais comme un schéma d’activité, n’ont
aucune valeur même pour ce qui est d'atteindre ces objectifs pratiques
dérisoires. De plus, ces schémas empruntés sont nuisibles au point de
vue pratique. Oubliant que la classe ouvrière d'Occident est entrée
en lice sur un terrain politique déjà déblayé, nos marxistes manifestent
un dédain exagéré pour l’activité radicale ou d’opposition libérale
de toutes les couches non ouvrières de la société. Les moindres tenta
tives de concentrer l’attention sur les manifestations publiques re
levant d’une politique libérale soulèvent les protestations des marxis
tes orthodoxes, qui oublient que tout un ensemble de conditions his
toriques nous empêchent d’être des marxistes d’Occident et exigent
de notre part un autre marxisme, approprié et nécessaire dans les
conditions russes. L’absence, chez tout citoyen russe, de sens et de
flair politiques ne peut évidemment être racheté par des propos sur
la politique ou des appels à une force inexistante. Ce flair politique
ne peut etre acquis que par l’éducation, c’est-à-dire par la participa
tion à la vie (si peu marxiste soit-elle) que nous offre la réalité russe.
Autant la « négation » était (provisoirement) opportune en Occident,
autant elle est nuisible chez nous, car une négation émanant d’une
force organisée et effective est une chose, alors qu’une négation éma
nant d’une masse informe d’individus dispersés en est une autre.
Pour un marxiste russe il n’y a qu’une issue : participer, c’est
à-dire contribuer à la lutte économique du prolétariat et prendre part
à l’activité de l’opposition libérale. En tant que « négateur », le mar
xiste russe est arrivé trop tôt, et cette négation a affaibli en lui la
part d’énergie qui doit être orientée vers le radicalisme politique. Jus
* Du mot amibe : animal microscopique très primitif qui n’a
pas de forme nettement définie. (N.R.)
** Du mot allemand Streikbrecher : briseur de grève, « jaune».
(Æ.B.) .
qu’ici, tout cela n’est pas terrible, mais si le schéma de classe empêche
l’intellectuel russe de prendre une part active à la vie, et le rejette
trop loin des milieux d’opposition, cela portera un grave préjudice
à tous ceux qui sont obligés de lutter pour des formes juridiques au
trement qu’au coude à coude avec une classe ouvrière qui ne s’est pas
encore fixé d’objectifs politiques. La candeur politique de l'intellec
tuel marxiste russe, dissimulée par des raisonnements abstraits sur
des sujets politiques, peut lui jouer un mauvais tour. »
Nous ne savons pas s’il se trouvera beaucoup de social
démocrates russes pour partager ces vues. Mais il est in
contestable qu’en général les idées de ce genre ont des
adeptes, et c’est pourquoi nous estimons de notre devoir
de protester catégoriquement contre elles, et de mettre en
garde tous les camarades contre la menace de faire dévier
la social-démocratie russe du chemin qu’elle s’est déjà tracé :
la formation d’un parti politique ouvrier indépendant,
inséparable de la lutte de classe du prolétariat et s’assignant
pour tâche immédiate la conquête de la liberté politique.
Le « credo » ci-dessus contient premièrement une « brè
ve description do l’évolution du mouvement ouvrier en
Occident» et, deuxièmement, des «conclusions pour la Rus
sie».
Tout d’abord, l’idée que les auteurs du « credo » se font
du passé du mouvement ouvrier d’Europe occidentale
est entièrement fausse. 11 est faux que la classe ouvrière d'Oc
cident n’ait pas participé à la lutte pour la liberté politi
que et aux révolutions politiques. L’histoire du chartisme
et les révolutions de 1848 en France, en Allemagne et en
Autriche prouvent le contraire. Il est absolument taux que
le marxisme ait été « l’expression théorique de la pratique
dominante : de la lutte politique qui prévalait sqr la lutte
économique ». Au contraire, le « marxisme » est apparu
lorsque prédominait le socialisme non politique (owenis
me, « fouriérisme », « socialisme vrai »), et le Manifeste
communiste s’est immédiatement opposé au socialisme non
politique. Même lorsque le marxisme est intervenu armé
théoriquement de pied en cap (le Capital) et a organisé la
célèbre «Association Internationale des Travailleurs»56,
la lutte politique n’était nullement la pratique prépondé
rante (trade-unionisme étroit en Angleterre, anarchisme
et proudhonisme dans les pays de langues romanes). En
Allemagne, le grand mérite historique de Lassalle est d’avoir
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