Volume 04 pages 176-177
dépeints par Hauptmann*, les tisserands de Lyon) était une masse
sauvage, uniquement capable de se lévollcr, mais non de formuler
des revendications politiques quelconques. On peut dire sans ambages
que les Constitutions de 1848 furent conquises par la bourgeoisie et
la petite bourgeoisie, les artisans, D’autre part, la classe ouvrière
(artisans et ouvriers des manufactures, typographes, tisserands, hor
logers, etc.) est habituée depuis le moyen âge à faire partie d’organi
sations, de caisses de secours mutuels, d’associations religieuses, etc.
Cet esprit d’organisation demeure vivace parmi les ouvriers éduqués
d’Occident et les distingue nettement du prolétariat de fabrique, qui
se laisse organiser difficilement et lentement, et est capable seulement
de former des lose-organisation (organisations temporaires), et non
des organisations solides avec statuts et règlements. Ce sont ces mêmes
ouvriers éduqués des manufactures qui constituèrent le noyau des
partis social-démocrates. D’où le tableau suivant : facilité relative
et entière possibilité de mener la lutte politique, d’une part, et,
d’autre part, possibilité d’organiser systématiquement cette lutte avec
le concours des ouvriers éduqués pendant la période manufacturière.
C’est sur ce terrain que grandit en Occident le marxisme théorique
et pratique. Le point de départ fut la lutte politique parlementaire,
avec la perspective — dont la ressemblance avec le blanquisme n’est
qu’extérieure, son origine étant d’un caractère tout différent — de la
conquête du pouvoir, d’une part, d’un Zusammenbruch (d’une ca
tastrophe), d’autre part. Le marxisme fut l’expression théorique de
la pratique dominante : de la lutte politique piévalant sur la lutte
économique. En Belgique comme en France, et particulièrement en
Allemagne, les ouvriers organisèrent la lutte politique avec une faci
lité extraordinaire, et la lutte économique avec d’énormes difficul
tés, avec des tiraillements considérables. Compaiées aux organisa
tions politiques, les organisations économiques (nous ne parlons pas
de l’Angleterre) souffrent jusqu’à piésent d'une faiblesse et d’une
instabilité extrêmes et, partout, laissent à désirer quelque chose* **. Tant
que l'énergie dans la lutte politique ne fut pas complètement épurée,
le Zusammenbruch était le Schlagwort (slogan), organisateur néces
saire, qui devait jouer un très grand rôle historique. La loi fondamen
tale que l’on peut dégager de l’élude du mouvement ouvrier est celle
de la voie du moindre effort. En Occident, cette voie fut l’activité
politique, et le marxisme, tel qu’il est formulé dans le Manifeste
Communiste, s’avéra une forme on ne peut plus heureuse que le mouve
ment devait revêtir. Mais lorsque, dans l’activité politique, toute
l’énergie se fut épuisée, lorsque le mouvement politique en arriva
à un tel degré d’intensité qu’il devint difficile ou presque impossible
de le dépasser (accroissement lent des suffrages dans ces dernières
années, apathie du public dans les réunions, ton découragé des pu
blications), et lorsque, d’autre part, s’affirma l’impuissance de l’ac
♦ Gerhart Hauptmann (1862-1946), poète et dramaturge alle
mand. Auteur des Tisserands, drame sur le soulèvement des tisserands
silésiens dans les années 40 du XIXe siècle. (TV. 7?.)
•* En français dans le texte. (N.R.)
lion parlementaire en même temps que pénétrait dans l’arène la plèbe,
le prolétariat de fabrique non organisé et presque inorganisable, tous
ces facteurs firent naître en Occident ce qui porte aujourd’hui le nom
de bernsteiniade, de crise du marxisme. Il serait difficile d’imaginer
une évolution du mouvement ouvrier plus logique que celle qui va du
Manifeste Communiste à la bernsteiniade, et une étude attentive de
tout ce processus peut permettre de déterminer l’issue de cette « cri
se » avec une précision mathématique. Naturellement, il ne s’agit
pas ici de la défaite ou de la victoire de la bernsteiniade, ce qui ne pré
sente guère d’intérêt ; il s’agit d’un changement radical de l’acti
vité pratique, changement qui, depuis longtemps, s’opère peu à peu au
sein du Parti.
Cette transformation se fera non seulement dans le sens d’une
conduite plus énergique de la lutte économique, d’une consolidation
des organisations économiques, mais aussi, et c’est là l’essentiel, dans
le sens d’une modification de l’attitude du Parti à l’égard des autres
partis de l’opposition. Le marxisme intransigeant, le marxisme né
§ateur, le marxisme primitif (qui se fait une idée trop schématique
e la division de la société en classes) fera place à un marxisme dé
mocratique, et la situation sociale du Parti dans la société moderne
devra être radicalement modifiée. Le Parti reconnaîtra la société ;
ses objectifs étroitement corporatifs, sectaires dans la plupart des
cas, prendront l’ampleur de tâches sociales, et son aspiration a la con
quête du pouvoir deviendra une aspiration à changer, à réformer la
société contemporaine dans un sens démocratique, adapté à létal
actuel des choses, afin d’assurer la défense la meilleure, la plus com
plète, des droits (de toutes sortes) des classes laborieuses. La notion
de «politique » s’élargira et prendra un sens vraiment social, elles
revendications pratiques do l’heure auront plus de poids, pourront
compter sur une plus grande attention, que jusqu’à présent.
De cette brève description de l’évolution du mouvement ouvrier
en Occident il n’est pas difficile de tirer des conclusions pour la
Russie. La voie du moindre effort ne sera jamais orientée chez nous
dans le sens de l’activité politique. L’intolérable oppression politique
fera beaucoup parler d’elle et retiendra spécialement l’attention, mais
jamais elle ne poussera à agir pratiquement. Si, en Occident, les fai
bles effectifs des ouvriers, entraînés dans l’action politique, se sont
de ce fait affermis et cristallisés, chez nous, au contraire, ces faibles
effectifs se heurtent au mur de l’oppression politique et, loin d’avoir
les moyens pratiques de lutter contre elle et, par conséquent, de se
développer, sont même systématiquement étouffes par cotte oppression
et ne peuvent faire aucun progrès, si minime soit-il. Si l’on ajoute à
cela que notre classe ouvrière n’a pas hérité de cet esprit d’organisa
tion qui distinguait les militants d’Occident, on se trouvera devant
un sombre tableau, capable de décourager le marxiste le plus optimis
te, convaincu que toute nouvelle cheminée d’usine, du seul fait
de son existence, est la source d’un grand bien-être. La lutte écono
mique, elle aussi, est difficile, extrêmement difficile, mais elle est
possible, et enfin elle est pratiquée par les masses elles-mêmes. Ap
prenant par cette lutte à s’organiser, et s’y heurtant à tout instant au
régime politique, l’ouvrier russe créera finalement ce qu’on peut ap
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