☭ Lénine : Œuvres complètes informatisées

| Éditions Communistus

Volume 04 pages 92-93

pour notre capitalisme est parfaitement justifiée (dans le
livre cité ci-dessus, j’apporte une démonstration détaillée
de cette thèse en analysant les données de la statistique
des zemstvos). Mais la justification théorique de cette thèse
n’a rien à voir avec la théorie de la réalisation des produits
dans la société capitaliste ; elle se rapporte à la théorie
de la formation d’une société capitaliste. Il faut également
noter que l’expression de « tierces personnes » utilisée à pro
pos des paysans est très malencontreuse et susceptible de
provoquer des malentendus. Si les paysans sont des « tier
ces personnes» pour l’industrie capitaliste, les industriels,
petits et grands, les fabricants et les ouvriers, sont des
«tierces personnes» pour l’agriculture capitaliste. D’autre
part, les paysans exploitants (les « tierces personnes »)
créent un marché pour le capitalisme seulement dans la
mesure où ils se différencient pour former les classes de la
société capitaliste (bourgeoisie rurale et prolétariat rural),
c’est-à-dire seulement dans la mesure où ils cessent d’être
des « tierces » personnes et commencent à jouer un rôle
actif dans le système capitaliste.

15. Strouvé dit : « Boulgakov fait subtilement remarquer
qu’on ne peut établir aucune différence do principe entre
le marché intérieur et le marché extérieur pour la produc
tion capitaliste. » Je m’associe entièrement à cette remar
que : en effet, une frontière douanière ou politique ne sert
souvent à rien lorsqu’il s’agit de distinguer le marché « in
térieur » du marché « extérieur ». Mais, pour les raisons
que je viens d’indiquer, je ne puis accorder à Strouvé qu’« il
en découle... la théorie de la nécessité de tierces personnes ».

La seule conclusion qui s’en dégage directement est la
cessité de ne pas s’arrêter, quand on analyse le capitalisme,
à la distinction traditionnelle entre les marchés intérieur
et extérieur. Sans fondement du point de vue strictement
théorique, cette distinction est particulièrement inappli
cable à des pays comme la Russie. On pourrait la remplacer
par une autre, en distinguant par exemple les aspects sui
vants dans le processus du développement du capitalisme :
1) formation et évolution de rapports capitalistes dans
les limites d’un territoire donné, entièrement peuplé et
occupé ; 2) extension du capitalisme à d’autres territoires
(en partie complètement inoccupés et qu’entreprennent de

peupler les originaires du vieux pays, en partie occupés
par des peuplades restées en dehors du marché mondial
et du capitalisme mondial). Le premier aspect pourrait
être qualifié de développement du capitalisme en profon
deur, et le second de développement du capitalisme en lar
geur*. Une telle distinction engloberait tout le processus
de l’évolution historique du capitalisme : d’une part, dans
les vieux pays qui ont élaboré au cours des siècles les diver
ses formes des rapports capitalistes jusqu’à la grande in
dustrie mécanique inclusivement ; d’autre part, la puis
sante tendance qui pousse le capitalisme évolué à gagner
d’autres territoires, à peupler et mettre en valeur de nou
velles parties du monde, à fonder des colonies, à entraîner
les peuplades sauvages dans le tourbillon du capitalisme
mondial. En Russie, cette dernière tendance du capitalisme
s’est exprimée et continue à s’exprimer d’une façon parti
culièrement accusée aux confins de notre pays, ces régions
dont la colonisation a reçu une impulsion si considérable
après la réforme, dans la période capitaliste de l’histoire
russe. Le Sud et le Sud-Est do la Russie d’Europe, le Cau
case, l’Asie centrale, la Sibérie servent pour ainsi dire de
colonies au capitalisme russe et lui assurent un gigantesque
essor non seulement en profondeur, mais aussi en largeur.

Enfin, la distinction proposée est commode du fait
qu’elle circonscrit nettement le domaine envisagé par la
théorie de la réalisation. Il est clair que cette dernière se
rapporte seulement au premier aspect, au développement
du capitalisme en profondeur. Cette théorie (c’est-à-dire
celle qui explique le processus de la reproduction et de la
circulation du capital social dans son ensemble) doit néces
sairement considérer pour ses analyses une société capita
liste repliée sur elle-même, c’est-à-dire faire abstraction
de l’extension du capitalisme à d’autres pays, de l’échange
de marchandises entre un pays et un autre, parce que ce
processus n’apporte rien à la solution du problème de la
réalisation, et ne fait que déplacer la question en l’appli
* Il va de soi que, pratiquement, les deux aspects sont étroite
ment mêlés, et que leur séparation est une pure abstraction, un sim
ple procédé adopté pour l’étude d’un processus complexe. Mon ouvrage
mentionné ci-dessus est consacré exclusivement au premier de ces
aspects : voir dans ce livre le chap. VIII, paragraphe V.