Volume 04 pages 438-439
leur liberté personnelle, on n’en fit pas pour autant des
hommes libres : on les laissa pour vingt ans temporairement
redevables 149; ils restaient (et ils restent encore) un ordre
inférieur, passible de verges, payant des impôts spéciaux,
n’ayant pas le droit de quitter librement leur communauté
encore entachée de servage, de disposer librement de leur
terre, ni de se fixer librement dans une localité quelcon
que du pays. Ce n’est pas la magnanimité gouvernementale
que démontre notre rélormo paysanne ; au contraire, elle
est un exemple historique Irappant de la façon dont le gou
vernement autocratique souille tout ce qui passe par ses
mains. Sous la pression de la défaite militaire, de terribles
embarras financiers et de redoutables soulèvements de pay
sans, le gouvernement fut littéralement contraint de les
affranchir. Le tsar lui-même reconnut qu’il fallait libérer
d’en haut avant que ne commence la libération par en bas.
Mais, une fois la réforme décidée, le gouvernement lit le
possible et l’impossible pour satisfaire la cupidité des te
nants du servage qui avaient été « lésés » ; il ne recula
pas même devant l’ignominie consistant à frauder sur le
choix des hommes appelés à réaliser la rélormo, — bien
que ceux-ci lussent choisis parmi la noblesse ! Les premiers
arbitres désignés furent cassés et remplacés par des gens
incapables de résister aux tenants du servage chaque lois
que ceux-ci cherchaient à rouler les paysans, même lors
du bornage des terres. Et, pour accomplir la grande
réforme, il fallut recourir à l’intervention de la troupe
et faire fusiller des paysans qui refusaient d’accepter
les chartes réglementaires150. Il n’est pas étonnant que
les meilleurs esprits de l’époque, muselés par la censure,
aient accueilli cette réforme par la malédiction du
silence...
« Affranchi » de la corvée, le paysan est sorti des mains
du réformateur à tel point accablé, dépouillé, humilié, as
sujetti à son lot de terre, qu’il ne lui restait plus d’autre
solution que d’aller « volontairement » à la corvée. Et le
moujik se mit à cultiver la terre de son ancien maître, « pre
nant à bail » les mêmes parcelles dont il avait été dépouillé
et s’engageant en hiver, contre une avance de blé pour nour
rir sa famille, à travailler pour lui l’été. Prestations et
servitude, tel fut en réalité ce « travail libre », sur lequel
le manifeste rédigé par un pope-jésuite engageait le pay
san à appeler la « bénédiction divine ».
A ce joug du grand propriétaire foncier, maintenu grâce
à la générosité des fonctionnaires qui avaient conçu et
réalisé la réforme, est encore venu s’ajouter le joug du ca
pital. Le pouvoir de l’argent —qui a même écrasé, par
exemple, le paysan français affranchi du pouvoir seigneu
rial par une puissante révolution populaire, et non par une
réforme étriquée et bâtarde — s’est abattu de tout son poids
sur notre moujik encore à moitié serf. 11 fallait à tout prix
trouver de l’argent : et pour payer les impôts alourdis par
la bienfaisante réforme, et pour prendre à bail de la terre,
et pour acheter les misérables produits manufacturés qui
commençaient à supplanter la production domestique du
paysan, et pour acheter du pain, etc. Le pouvoir de l’ar
gent n’a pas seulement écrasé la paysannerie, il l’a divisée :
la grande masse s’est irrémédiablement ruinée et proléta
risée ; une minorité a donné naissance à des groupes peu
nombreux mais tenaces do moujiks diligents et de koulaks,
qui ont accaparé peu à peu les exploitations et les terres
paysannes et constitué les cadres de la bourgeoisie rurale
naissante. Les quarante années qui suivirent la réforme se
ramènent à ce processus continu de dépaysannisation,
processus de lent et douloureux dépérissement. Le paysan
a été réduit à l’indigence: il logeait avec le bétail, se cou
vrait de haillons, se nourrissait d’arroche ; dès qu’il trou
vait moyen do fuir quelque paît, il quittait sa terre, dût-il
se racheter de son lot, payant quiconque acceptait de le
débarrasser de sa terre, dont le paiement dépassait le re
venu. La famine était chronique chez les paysans ; ils
mouraient de faim et d’épidémies par dizaines de milliers
lors des mauvaises récoltes, qui étaient de plus en plus
fréquentes. «
Il en est ainsi, aujourd’hui encore, dans nos campagnes.
La question se pose : où chercher une issue et par quels
moyens améliorer le sort du paysan ? Les petits paysans
ne peuvent secouer le joug du capital qu’en s’associant au
mouvement ouvrier, en l’aidant dans sa lutte pour le régime
socialiste, pour la transformation de la terre, ainsi que des
autres moyens de production (fabriques, usines, machines,
etc.) en propriété sociale. Vouloir sauver la paysannerie