Volume 04 pages 432-433
d’une jeunesse qui n’est pas encore enlisée dans la boue de
la stagnation bourgeoise, à protester contre tout le système
d’arbitraire policier et bureaucratique.
Les étudiants de Kiev exigent le renvoi d’un professeur
qui a remplacé un collègue parti. L’administration résiste,
accule la jeunesse à des « attroupements et manifestations »
et ... finit par céder. Les étudiants convoquent une réunion
pour examiner comment peuvent se produire des faits aussi
infâmes que le viol d’une jeune fille par deux « doublures
blanches»113 (d’après un bruit qui court). L’administration
condamne les principaux « coupables » au cachot. Ils refu
sent de se soumettre. On les exclut de l’université. La foule
les accompagne démonstrativement à la gare. Une nouvelle
assemblée a lieu, les étudiants demeurent sur place jusqu’au
soir, refusant de se séparer tant que le recteur ne sera pas
venu. Le vice-gouverneur et le chef de la gendarmerie sur
viennent avec un détachement de soldats qui cornent l’uni
versité et pénètrent dans l’amphithéâtre, — et font venir
le recteur. Les étudiants exigent peut-être, pensez-vous,
une Constitution ? Non, ils demandent que la peine
du cachot ne soit pas appliquée et qu’on réintègre les
exclus. On prend les noms des assistants et on les renvoie
chez eux.
Réfléchissez un peu à cette étonnante disproportion
entre les modestes et inoffensives revendications des étu
diants et la panique dont est saisi le gouvernement, qui
agit comme si la hache était déjà portée sur les racines de
son pouvoir. Rien ne trahit mieux notre « tout-puissant »
gouvernement que cette panique. Mieux que toutes les « pro
clamations criminelles », il montre par là — à qui a des
yeux pour voir et des oreilles pour entendre — qu’il se
sent tout à fait vacillant et qu’il n’a confiance qu’en la
force des baïonnettes et du fouet pour se défendre contre
l’indignation populaire. Instruit par des dizaines d’an
nées d’expérience, le gouvernement est fermement convaincu
qu’il est entouré de matières inflammables, qu’il suffit
de la moindre étincelle, d’une protestation contre le cachot,
pour allumer l’incendie. Or, s’il en est ainsi, il est clair
que la répression doit être exemplaire : enrôlement forcé
de centaines d’étudiants ! « Et les adjudants joueront les
Voltaire ! »144, cette formule n’a absolument pas vieilli.
Tout au contraire, il sera donné au XXe siècle de la voir
véritablement réalisée.
Cette nouvelle rigueur, nouvelle par sa prétention de
ressusciter un passé depuis longtemps révolu, inspire maintes
réllexions et comparaisons. Il y a trois générations environ,
du temps de Nicolas Ier, l’enrôlement lorcé était une puni
tion toute naturelle, correspondant parfaitement au régime
de servage qui était celui de la Russie. En contrepartie des
franchises de la noblesse, on envoyait les jeunes nobles à
l’armée pour les y obliger à servir et conquérir un grade
d’ollicier. Le paysan était envoyé à l’armée comme à de lon
gues années de bagne où l’attendaient les supplices inhu
mains de « la rue verte »u5, et d’autres semblables. Mais
voilà plus d’un quart de siècle qu’existe chez nous le ser
vice militaire obligatoire « pour tous », dont l’introduction
a été gloriliée en son temps comme une grande réforme
démocratique. Le service militaire pour tous, non seulement
sur le papier, mais dans les faits, est incontestablement
une réforme démocratique, qui rompt avec le système des
castes et assure l’égalité des droits entre les citoyens. Mais
s’il en était vraiment ainsi, comment l’envoi à l’armée
pourrait-il être considéré comme une punition ? Et si le
gouvernement fait du service militaire une punition, ne
prouve-t-il pas du même coup que nous sommes bien plus
près de l’ancien système de recrutement que du service
militaire pour tous ? Le Règlement provisoire de 1899 ar
rache le masque d’hypocrisie et met à nu le caractère asia
tique même de celles de nos institutions qui ressemblent
le plus aux institutions européennes. Au fond, nous n’avons
jamais eu et n’avons pas encore de service militaire pour
tous, car les privilèges de la naissance et de la fortune
créent une foule d’exceptions. Au fond, nous n’avons ja
mais eu et nous n’avons rien qui ressemble à l’égalité des
citoyens devant le service militaire. Au contraire, la caserne
est empreinte du plus révoltant esprit de servitude. Le
soldat ouvrier ou paysan est absolument sans défense, sa
dignité humaine est foulée aux pieds. Il est volé, il est
battu, battu, battu. Mais ceux qui ont des relations influen
tes ou de l’argent bénéficient d’avantages et d’exemptions.
Rien d'étonnant à ce que l’envoi dans cette école de l’ar
bitraire et de la violence puisse être une punition et même
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