Volume 04 pages 378-379
plaisir de la police et de la gendarmerie. C’est d’ailleurs là
une revendication —la garantie de l’inviolabilité per
sonnelle des ouvriers — qui a été présentée (point 7). Mais
à qui donc les ouvriers peuvent-ils demander de garantir
leur inviolabilité personnelle et la liberté de leurs asso
ciations (condition indispensable, nous l’avons vu, du
succès des commissions)? Seulement au pouvoir d’Etat,
car l’absence de cette inviolabilité et de cette liberté d’as
sociation dépend des lois fondamentales de l’Etat russe
et, qui plus est, de la forme de gouvernement existant
en Russie. D'après sa forme de gouvernement, la Russie
est une monarchie absolue. Le tsar est un autocrate, lui
seul édicte les lois et nomme tous les fonctionnaires supé
rieurs, sans aucune participation du peuple ou de ses re
présentants. Sous ce régime, la personne ne peut être invio
lable, les associations de citoyens en général, et d’ouvriers
en particulier, ne peuvent être libres. Aussi, demander
au gouvernement autocratique de garantir l’inviolabilité
personnelle (et la liberté d’association) n’a aucun sens : cela
revient à demander des droits politiques pour le peuple; or, le
gouvernement autocratique s’appelle de ce nom précisément
parce qu’il signifie la négation de tous droits politiques
pour le peuple. 11 n’y aura de garantie de l’inviolabilité
personnelle (et de la liberté d’association) que le jour où
des représentants du peuple participeront à la promulgation
des lois et à toute la gestion de l’Etat. Tant qu’il n’y aura
pas de représentation populaire, le gouvernement auto
cratique pourra bien accorder d’une main aux ouvriers
telle ou telle petite concession, il la leur enlèvera toujours
de l’autre. Le 1er mai de Kharkov l’a montré clairement une
fois de plus : le gouverneur, sur les instances de la foule
des ouvriers, libéra les détenus ; quelques jours plus
tard, sur ordre de Pétersbourg, on en arrêtait de nouveaux
par dizaines ! Les autorités de la province ou de la fabri
que «garantissent» l’inviolabilité des délégués, mais la
gendarmerie s’en saisit et les jette au cachot ou les expul
se de la ville ! Que peut gagner le peuple à une garantie
de cette espèce ?
Voilà pourquoi les ouvriers doivent exiger du tsar
la convocation de représentants du peuple, la convocation
du Zemski sobor. Une proclamation diffusée à Kharkov,
à la veille du 1er mai de cette année, contenait cette reven
dication, et nous avons vu qu’une partie des ouvriers d’avant
garde avait parfaitement saisi sa portée. Nous devons
faire en sorte que tous les ouvriers d’avant-garde conçoivent
clairement la nécessité de cette revendication et la répan
dent non seulement parmi les masses ouvrières, mais aussi
dans toutes les couches de la population qui sont en contact
avec les ouvriers et qui veulent savoir au nom de quoi luttent
les socialistes et les ouvriers « des villes ». Cette année-ci,
comme un inspecteur de fabrique demandait ce que les
ouvriers voulaient exactement, une seule voix lança :« Une
Constitution ! », et cette voix était si solitaire que le cor
respondant ironise légèrement, en disant : «Un prolétaire lâ
cha un cri. » Un autre correspondant dit tout crûment
qu’« en l’occurrence», la réponse était «à demi comique»
(voir Le mouvement ouvrier à Kharkov, compte rendu du
Comité do Kharkov du Parti ouvrier social-démocrate de
Russie, publié par le Rabotchéié Diélo. Genève, septembre
1900, p. 14). A proprement parler, il n’y avait rien de ri
dicule dans cette réponse : ce qui pouvait paraître ridicule,
c’était seulement la discordance entre cette revendication
solitaire, tendant à changer tout le régime politique, et
les autres revendications, visant à réduire d’une demi
heure la journée do travail et à distribuer la paye pendant
les heures de travail. Mais il existe un rapport incontes
table entre ces dernières revendications et celle de la Cons
titution, et si nous arrivons (nous y arriverons certainement)
à le faire sentir aux masses, le cri : « Une Constitution ! »
ne sera plus isolé, mais sortira de milliers et de centai
nes de milliers de bouches, et alors il ne sera plus ridi
cule, mais menaçant. On raconte qu’un voyageur, de pas
sage à Kharkov pendant les journées de mai, demanda
à son cocher ce que voulaient exactement les ouvriers et
reçut cette réponse : « Ils réclament, voyez-vous, la journée de
8 heures et un journal à eux. » Ce cocher avait déjà com
pris que les ouvriers ne se contenteraient pas de vagues
aumônes, qu’ils voulaient se sentir des hommes libres,
qu’ils voulaient, librement et publiquement, déclarer leurs
besoins et se battre pour eux. Mais on ne voit pas encore,
dans sa réponse, qu’il ait pris conscience du fait que les
ouvriers se battent pour la liberté du peuple tout entier,