Volume 04 pages 290-291
le journal socialiste leur soit entièrement ou presque entiè
rement inaccessible (car, en Europe occidentale aussi,
le nombre des électeurs social-démocratcs est de beaucoup
supérieur à celui des lecteurs des journaux social-démocra
tes), mais il serait absurde d’en inférer que le journal des
social-démocrates doive s’adapter au niveau le plus bas
possible des ouvriers. Il en résulte seulement que, pour
agir sur ces couches, il faut d’autres moyens d’agitation
et de propagande: des brochures très populaires, l’agita
tion orale, et surtout des tracts sur les événements locaux.
Les social-démocrates doivent même aller plus loin : il est
très possible que les premiers efforts pour éveiller la cons
cience des couches ouvrières inférieures doivent être ac
complis par l’action éducative légale. Il importe éminemment
que le Parti utilise cette activité, qu’il l’oriente là où elle
est le plus nécessaire, qu’il envoie des militants légaux
labourer la terre vierge que les agitateurs social-démocrates
viendront ensuite ensemencer. L’agitation parmi les cou
ches inférieures du prolétariat doit laisser, naturellement,
la plus grande latitude aux caractéristiques individuelles
de l’agitateur et aux traits particuliers de la localité, de
la profession, etc. « Il ne faut pas confondre la tactique et
l’agitation », dit Kautsky dans son livre contre Bernstein.
« Le mode d’agitation doit s’adapter aux conditions indi
viduelles et locales. En matière d’agitation, il faut laisser
à chaque agitateur la liberté de choisir les moyens dont il
dispose : l’un produit la plus forte impression par sa fougue,
l’autre par ses sarcasmes mordants, un troisième par l’art
qu’il a de citer quantité d’exemples, etc. Différant suivant
l’agitateur, l’agitation doit différer aussi suivant le pu
blic. L’agitateur doit parler de façon à se faire comprendre ;
il doit partir de ce qui est bien connu de ses auditeurs.
Tout cela va de soi et ne s’applique pas uniquement à
l’agitation parmi les paysans. Il faut parler autrement à
des voituriers qu’à des matelots, et autrement à des matelots
qu’à des typographes. agitation doit être individualisée,
mais notre tactique, notre activité politique doit être une »
(S. 2-3). Ces paroles d’un représentant éminent de la
théorie social-démocrate contiennent une excellente appré
ciation de l’agitation dans le cadre de l’activité générale
du Parti. Elles montrent combien sont mal fondées les ap-
préhensions de ceux qui pensent que la formation d’un
parti révolutionnaire menant la lutte politique entravera
l’agitation, la refoulera au second plan ou restreindra
la liberté des agitateurs. Au contraire, seul un parti orga
nisé peut se livrer à une vaste agitation, fournir aux agi
tateurs les directives (et le matériel) nécessaires dans
toutes les questions politiques et économiques, mettre à
profit chaque succès local de l’agitation pour éclairer tous
les ouvriers russes, envoyer les agitateurs dans un milieu
ou dans des régions où ils puissent œuvrer avec le plus de
succès. C’est seulement dans un parti organisé que des hom
mes aptes au travail d’agitateur pourront se consacrer en
tièrement à cette tâche, pour le plus grand profit de l’agita
tion, ainsi que des autres aspects de l’activité social-démo
crate. On voit par là que celui à qui la lutte économique
fait oublier l’agitation et la propagande politiques, la né
cessité d’organiser le mouvement ouvrier en vue d’aboutir
à la lutte d’un parti politique, celui-là se prive, entre
autres choses auxquelles il s’expose, même de la possibilité
de gagner sûrement et solidement les couches inférieures
du prolétariat à la cause ouvrière.
Mais exagérer ainsi un aspect de l’activité au détriment
des autres, et vouloir meme jeter entièrement par-dessus
bord ces autres aspects, menace le mouvement ouvrier russe
de conséquences infiniment plus désastreuses encore. Les
couches inférieures du prolétariat peuvent se laisser corrompre
par cette calomnie que les fondateurs de la social-démocratie
russe ne verraient dans les ouvriers qu’un moyen de renverser
l’autocratie, si elles constatent qu’on les invite à se borner
au rétablissement dos jours iériés et aux associations cor
poratives, en laissant de côté les buts finaux du socialisme
et les tâches immédiates de la lutte politique. Ces ouvriers
peuvent toujours mordre (et mordront) à l’hameçon de n’im
porte quelle aumône jetée par le gouvernement et la bour
geoisie. Sous l’effet do la propagande de la Rabotchaïa Mysl,
les couches inférieures du prolétariat, les ouvriers sans au
cune culture, peuvent se pénétrer de cette conviction bour
geoise et profondément réactionnaire que l’ouvrier ne
peut ni ne doit s’intéresser à rien d’autre qu’à l’augmenta
tion des salaires et au rétablissement des jours fériés (les
« préoccupations du moment »), que le monde ouvrier peut
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