Volume 04 pages 248-249
Reste la dernière — la troisième — section de la partie
pratique du programme : les revendications concernant
la question paysanne. Nous en trouvons une dans celui du
groupe « Libération du Travail » : la « révision radicale
de nos rapports agraires, c’est-à-dire des conditions du
rachat de la terre et de son attribution aux communautés
paysannes. Droit de refuser tout lot de terre et de sortir
de la commune à ceux des paysans qui y trouveront avan
tage, etc. »
Il me semble que la pensée essentielle exprimée ici est
tout à fait juste, et que le parti ouvrier social-démocrate
doit effectivement inscrire dans son programme une revendi
cation appropriée (je dis : appropriée, car certaines modi
fications me paraissent souhaitables).
Voici mon opinion sur ce point. La question paysanne en
Russie diffère notablement de celle d’Occident ; mais seule
ment en ce sens que. dans les pays d’Occident, il s’agit
presque exclusivement du paysan de la société capitaliste,
bourgeoise, alors qu’en Russie il s’agit surtout d’un paysan
qui souffre tout autant (sinon plus) des institutions et des
rapports précapitalistes, qui souffre des vestiges du servage.
En tant que classe fournissant des combattants contre
l’absolutisme et les vestiges du servage, la paysannerie
à déjà joué son rôle en Occident ; en Russie, pas encore.
Le prolétariat industriel d’Occident s’est depuis longtemps
et très nettement séparé de la campagne, et cette séparation
est déjà consacrée par des institutions juridiques appro
priées. En Russie, « par les éléments qui le composent et par
ses conditions d’existence, le prolétariat industriel est
encore très fortement lié à la campagne » (P. Axelrod,
brochure citée, p. il). Il est vrai que le processus de diffé
renciation de la paysannerie en petite bourgeoisie et ou
vriers salariés s’opère chez nous puissamment, avec une ra
pidité stupéfiante, mais ce processus est encore loin d’être
achevé et, ce qui est capital, il se poursuit encore dans le
cadre des vieilles institutions héritées du servage, qui lient
tous les paysans par la lourde chaîne de la caution soli
daire et de la communauté fiscale. Ainsi, même s’il comp
te (comme l’auteur de ces lignes) parmi les adversaires
décidés de la protection ou du soutien de la petite pro
priété ou de la petite économie dans la société capitaliste,
c’est-à-dire que même si, dans la question agraire, il se
range (comme l’auteur de ces lignes) aux côtés des marxis
tes que les bourgeois et les opportunistes de tout poil
aiment à traiter aujourd’hui de « dogmatiques » et d’« or
thodoxes », le social-démocrate russe peut et doit, sans
trahir en rien ses convictions mais au contraire en s’en
inspirant, demander que le parti ouvrier inscrive sur son
drapeau le soutien de la paysannerie (nullement en tant
que classe de petits propriétaires ou de petits patrons),
dans la mesure où cette paysannerie est capable de mener
une lutte révolutionnaire contre les vestiges du servage en
général et contre l'absolutisme en particulier. Car enfin,
nous tous, social-démocrates, nous nous déclarons prêts
à appuyer jusqu’à la grande bourgeoisie, dans la mesure
où elle est capable de mener une lutte révolutionnaire contre
l’état de choses évoqué plus haut, — comment donc pour
rions-nous refuser un tel appui à la classe si nombreuse
de la petite bourgeoisie qui touche par transitions succes
sives au prolétariat ? Si soutenir les revendications libéra
les de la grande bourgeoisie ne signifie pas qu’on soutienne
la grande bourgeoisie, soutenir les revendications démocra
tiques de la petite bourgeoisie ne signifie nullement qu’on
soutienne la petite bourgeoisie : au contraire, l’évolution
que la liberté politique assurera à la Russie conduira
irrésistiblement la petite exploitation à sa perte sous les
coups du capital. Il me semble que ce point ne saurait soule
ver de discussions parmi les social-démocrates. Toute la
question est donc de savoir : 1° comment élaborer des re
vendications qui ne puissent pas servir au soutien des petits
patrons dans la société capitaliste, et 2° si notre paysanne
rie est capable, ne serait-ce qu’en partie, de mener une
lutte révolutionnaire contre les vestiges du servage et con
tre l’absolutisme.
Commençons par la seconde question. Personne n’ira
sans doute nier l’existence d’éléments révolutionnaires au
sein de la paysannerie russe. On sait que des soulèvements
de paysans ont continué à se produire après la réforme con
tre les grands propriétaires fonciers, leurs intendants et
les fonctionnaires à leur dévotion ; on connaît les meurtres
qui ont accompagné les troubles agraires, les émeutes, etc.
On connaît l’indignation croissante, parnai les paysans