Volume 04 pages 414-415
M. Panov, à qui est aujourd’hui « confié » le premier poste
de police. Les sévices ne lurent donc pas suscités par une
occasion fortuite, mais bel et bien prémédités. On no peut
faire que deux suppositions : ou bien tous ceux qu’on amène
au poste pour dessoûler (même si leur conduite est tout à
fait décente et calme) sont envoyés d’abord au corps de
garde, pour y recevoir une « leçon » ; ou bien on y a conduit
Vozdoukhov pour le passer à tabac précisément parce qu'il
était allé chez le gouverneur se plaindre de la police. Les comp
tes rendus des journaux sur l’ail aire sont si brels qu’il est
difficile de se prononcer catégoriquement pour la seconde
hypothèse (qui n’a rien d’invraisemblable), mais l’enquête
préalable et l’instruction auraient pu sans aucun doute
nous fixer définitivement sur ce point. Le tribunal n’a évi
demment pas accordé la moindre attention à cette question.
Je dis :« évidemment », car l’indifférence des juges ne
reflète pas seulement ici le formalisme bureaucratique, mais
aussi la façon de voir simpliste du Russe moyen : « La bel
le affaire ! On a tué un moujik ivre au poste de police !
Il s’en passe bien d’autres chez nous ! » Et l’on vous citera
des dizaines de cas infiniment plus révoltants et qui sont
cependant demeurés impunis. Ces remarques de l’homme
de la rue sont très justes, et pourtant son point do vue est
tout à lait faux et dénote seulement son extrême myopie.
Pourquoi des cas infiniment plus révoltants d’arbitraire
policier sont-ils possibles, sinon parce que cet arbitraire est
la pratique quotidienne et normale de tous nos commis
sariats de police ? Pourquoi notre indignation est-elle im
puissante contre les cas exceptionnels, sinon parce que
nous sommes les spectateurs indifférents des cas « nor
maux » ? parce que nous restons d’une indifférence imper
turbable même quand un lait courant et habituel comme le
passage à tabac d’un « moujik » ivre (en apparence) sus
cite la protestation do ce moujik (soi-disant habitué), qui
paye de sa vie la très impudente audace d’avoir osé très
humblement porter plainte devant le gouverneur ?
Il y aune autre raison qui ne permet pas de laisser dans
l’ombre ce cas, banal entre tous. On a dit depuis longtemps
que ce qui fait la valeur préventive du châtiment, ce n’est nul
lement sa rigueur, mais l’impossibilité d’y échapper. Ce
qui importe, ce n’est pas que le crime soit puni d’un sévère
châtiment, mais qu’awcun crime ne reste sans être découvert.
De ce côté aussi, l’allaire en question n’est pas dénuée d’in
térêt. Des violences illégales et barbares sont commises
par la police de l’Empire de Russie, on peut le dire sans
exagération, chaque jour et à chaque heure *. Elles n’arri
vent jusqu’aux tribunaux que dans des cas absolument ex
ceptionnels et extrêmement rares. On ne saurait en être
surpris, car le criminel est justement la police, à qui est
conliée en Russie la découverte des crimes. Mais cela nous
oblige à accorder une attention d’autant plus grande, encore
qu’inaccoutumée, aux cas où le tribunal est contraint de
soulever un coin du rideau qui camouile ces laits habituels.
Voyez, par exemple, comment Irappent les policiers. Ils
se mettent à cinq ou six, déployant une cruauté de brutes,
beaucoup sont ivres, tous ont des sabres. Mais pas un ne
donne à la victime un seul coup de sabre. Ce sont gens
d’expérience et qui savent parlaitement comment il laut
frapper. Un coup de sabre est une preuve ; mais allez prou
ver, apres avoir été rossé à coups de poing, que vous avez
* Ces lignes étaient déjà écrites quand les journaux ont confirmé
une fois du plus la justesse de cette affirmation. A l’autre bout de la
Russie, à Odessa, — ville jouissant d’un statut do capitale, — le
juge de paix a acquitté un certain M. Klinkov, accusé, par procès
verbal de l’inspecteur de quartier Sadoukov, d’avoir fait du scandale
au poste où il avait été conduit après avoir été arrêté. Devant le tri
bunal, l’accusé et ses quatre témoins déposèrent ce qui suit : Sadou
kov avait arrêté et conduit au poste M. Klinkov qui se trouvait en
état d’ébriété. Quand celui-ci fut dégrisé, il demanda à être libéré.
Pour toute réponse, un agent le saisit au collet et se mit à le frapper,
puis il en arriva trois autres, et tous les quatre commencèrent à le
passer à tabac, le frappant au visage, à la tetc, à la poitrine et dans
les côtes. Sous cette grêle de coups, Klinkov, ensanglanté, s’écroula
par terre : on continua à le battre dans cette position, avec encore plus
d’acharnement. D’après les déclarations de Klinkov et de scs témoins,
l’opération était conduite par Sadoukov, qui encourageait les agents.
Klinkov perdit connaissance. Quand il revint à lui, il fut relâché.
Aussitôt il se rendit chez un médecin, qui lui délivra un certificat.
Le juge de paix conseilla à Klinkov de porter plainte contre Sadoukov
et les agents devant le procureur, à quoi Klinkov répondit que la
chose était déjà faite, et qu’il avait vingt témoins de ses tourments.
11 n’est pas besoin d’être prophète pour prédire que M. Klinkov
n’obtiendra pas la mise en jugement et la condamnation des agents
pour sévices. Ils n’ont pas cogné jusqu’à ce que mort s’ensuive, et
si, contre toute attente, ils sont condamnés, ce sera à une peine dé
risoire.