☭ Lénine : Œuvres complètes informatisées

| Éditions Communistus

Volume 04 pages 382-383

période de doutes allant jusqu’à la négation de soi-même.

D’une part, le mouvement ouvrier se dissocie du socia
lisme : on aide les ouvriers à mener la lutte économique,
mais on ne leur explique pas du tout ou pas assez les buts
socialistes et les objectifs politiques du mouvement dans
son ensemble. D’autre part, le socialisme se dissocie
du mouvement ouvrier : les socialistes russes recommen
cent de plus en plus à dire que la lutte contre le gouverne
ment doit être menée par les intellectuels avec leurs pro
pres forces, car les ouvriers se cantonnent dans la lutte éco
nomique.
Trois sortes de circonstances ont, à notre avis, préparé
le terrain à ces faits regrettables. Premièrement, à l’ori
gine, les social-démocrates russes se sont bornés à la propa
gande dans des cercles. En abordant ensuite l’agitation
parmi les masses, nous n’avons pas toujours su éviter de
tomber dans l’autre extrême. Deuxièmement, à l’origine,
nous avons dû très souvent taire valoir notre droit à l’exis
tence contre les partisans de la « Narodnaïa Volia », qui
entendaient par « politique » une activité en marge du
mouvement ouvrier et réduisaient la politique à la seule
conspiration. Repoussant cette politique les social-démo
crates sont tombés dans l’exagération en reléguant au se
cond plan la politique en général. Troisièmement, mili
tant en ordre dispersé dans petits cercles ouvriers locaux,
ils n’ont pas prêté assez d’attention à la nécessité d’orga
niser un parti révolutionnaire en coordonnant toute l’ac
tivité des groupes locaux et permettant d’organiser un
travail révolutionnaire régulier. Or, la prépondérance de
l’action en ordre dispersé est tout naturellement liée à
la prépondérance de la lutte économique.

Pour toutes ces raisons on s’est emballé pour un
des aspects du mouvement. L’orientation « économique »
(pour autant que l’on puisse parler ici d’ «orientation»)
a tenté d’ériger cette étroitesse en une théorie particuliè
re et d’utiliser à cette fin la bernsteiniade eu vogue, la
« critique du marxisme » en vogue, qui présente les vieil
les idées bourgeoises sous un nouveau pavillon. Seules
ces tentatives ont engendré un danger d’ail ai bassement
de la liaison entre le mouvement ouvrier russe et la social
démocratie russe, champion de la liberté politique. Et

1 objectif le plus pressant de notre mouvement est de ren
forcer cette liaison.

La social-démocratie est la fusion du mouvement
ouvrier et du socialisme ; son rôle n’est pas de servir
passivement le mouvement ouvrier à chacun de ses stades,
mais de représenter les intérêts de l’ensemble du mouve
ment, de lui indiquer son but final et ses objectifs politi
ques, de sauvegarder son indépendance politique et idéolo
gique. Coupé de la social-démocratie, le mouvement ou
vrier dégénère et s’embourgeoise inévitablement: en se
cantonnant dans la lutte économique, la classe ouvrière perd
son indépendance politique, se traîne à la remorque d’au
tres partis, trahit la grande devise : L'émancipation de la
classe ouvrière doit être U œuvre des travailleurs eux-mêmes136.

Tous les pays ont connu une période où le mouvement ou
vrier et le socialisme vivaient séparés l’un de l’autre et
suivaient chacun son chemin, et dans tous les pays cette
séparation a causé la faiblesse du socialisme et du mouve
ment ouvrier ; dans tous les pays, seule la fusion du
socialisme et du mouvement ouvrier a assigné une base
solide à l’un et à l’autre. Mais dans chaque pays cette lu
sion a été un produit de l’histoire, s’est opérée par des
voies originales, selon les circonstances de temps et de
lieu. En Russie, sa nécessité a été proclamée en théorie,
il y a déjà bien longtemps, mais pratiquement elle ne
s’élabore qu’actuellement. C’est un processus très diliicile,
et il n’y a rien d’étonnant- à ce qu’il s’accompagne de tou
tes sortes d’hésitations et de doutes.

Quelle est la leçon qui découle pour nous du passé ?

L’histoire de tout le socialisme russe a lait que sa
tâche la plus urgente s’est trouvée être la lutte contre
le gouvernement autocratique, la conquête de la liberté
politique ; notre mouvement socialiste s’est concentré, pour
ainsi dire, dans la lutte contre l’autocratie. D’autre part,
l’histoire a montré qu’en Russie la pensée socialiste est
beaucoup plus coupée des représentants d’avant-garde des
classes laborieuses que dans les autres pays, et que cette
séparation condamne le mouvement révolutionnaire ru^sze
à l’impuissance. D’où la mission réservée à la social-de
mocratie russe : inculquer les idées socialistes et la cons
cience politique à la masse du prolétariat et organiser un